APNEE PROFONDE

Publié le par Olivier VOIZEUX

APNEE PROFONDE :
ADAPTATION PHYSIOLOGIQUE
DU CORPS HUMAIN



Olivier Voizeux
SCIENCE & VIE JUNIOR HORS-SÉRIE

 

   

    Une goulée d'air, une seule, une dernière, et vous voilà sous l'eau. Ne la ratez pas, il n'y en aura pas d'autre avant trois minutes et des poussières : c'est ce qu'il faut pour descendre à 150 m de profondeur et en revenir. Impossible, en si peu de temps, d'employer la seule force du jarret. Pour remonter, vous remplirez un ballon d'air comprimé. Pour descendre, il y a votre compagne en acier, la "gueuse" comme on l'appelle: un cylindre lesté, auquel vous êtes cramponné, glissant à 1,70 m/s le long d'un câble.

    Un frein est à portée de main, pour éviter l'emballement. Très vite, vous avez froid. La lumière se diffuse de plus en plus mal, et à 50 m il fait quasi noir. L'eau appuie sur vos tympans, la douleur est atroce. Vos poumons sont écrabouillés pas plus gros que deux oranges tout en bas. Et déjà, votre ventre est secoué de spasmes. C'est le corps qui exige de l'oxygène, vite, ou alors...

   Bienvenue à votre baptême en apnée dite " no limit ". Pour le débutant, un enfer. Mais une extase pour les virtuoses comme Loïc Leferme, le troisème homme le plus profond du monde avec une descente à -162 m en octobre 2002. " Une plongée en "no limit? C'est rien que du bonheur, du début jusqu'à la fin ! ", dit-il avec conviction.

    Ses descriptions n'évoquent que des délices : " fusion dans l'élément liquide", "perception accrue, tactile, de l'intérieur de soi-même ", "sensation de caresse ". Allez comprendre. Le Français le plus connu dans le monde de l'apnée, comme tous ses congénères hommes-poissons, reste une énigme pour les scientifiques.

   Pour être juste, disons plutôt: une demi-énigme. Car les armes secrètes des apnéistes en eau profonde, pour partie du moins, ont déjà été dévoilées. La première d'entre elles est partagée par tous les vertébrés, humains, cochons ou baleines à bosse: c'est la bradycardie réflexe. En clair, lorsque le visage d'un plongeur est en contact avec l'eau froide, la plupart des vaisseaux sanguins de ses bras, de ses jambes et de son système digestif voient leur diamètre diminuer. Ils se contractent, mais cette vasoconstriction n'affecte ni les poumons ni le cour ni surtout le cerveau.

    Autrement dit, l'oxygène transporté par le sang cesse d'alimenter la périphérie du corps pour se concentrer sur les organes vitaux : 90% de la ressource leur profite, et rien qu'à eux.  " Si le temps de plongée en apnée excédait 1 h 30, cela pourrait provoquer des lésions au niveau des muscles ou du système digestif, note Philippe Afriat, cardiologue et médecin officiel des apnéistes français. Bien sûr, ce n'est jamais le cas ".

    Puisque la circulation est très réduite, le rythme de la pompe cardiaque peut chuter. Un routard de l'apnée comme Loïc Leferme passe de 80 battements par minute en surface à 40 battements sous l'eau, dès les premiers mètres. Même sans expérience de la plongée, la baisse atteint 20 à 30%. Plus l'écart de température entre l'air à la surface et l'eau est important, plus le réflexe est fort. Dès le début de l'apnée, le c|ur ralentit jusqu'à son minimum. Descendre plus bas, dans des eaux plus froides encore, ne le fera plus varier.

   À l'université de Lund, en Suède, les expériences menées en laboratoire sur des plongeurs, ils ont eu l'amabilité d'immerger leur visage dans une cuvette d'eau à 10°CS et ont permis de localiser sur le front et autour des yeux les capteurs nerveux responsables du réflexe. Le nerf trijumeau, qui innerve toute la face, en serait le transmetteur. " Cette bradycardie réflexe peut être améliorée par l'entraînement précise Erika Schagatay, physiologiste à l'université suédoise d'Härnösen. Plus on s'entraîne, plus la réponse est forte. C'est clairement le secret de la réussite pour les pratiquants en apnée statique ".

   Un entraînement régulier permet aussi de devenir moins sensible à la privation d'oxygène (*). Explication: un apnéiste adulte embarque, dans ses poumons, environ cinq litres d'air dont un litre seulement d'oxygène ‹ce gaz représente environ 20% de l'air ambiant, le reste étant surtout composé d'azote. Au fil de la plongée, l'oxygène est consommé par les cellules du corps et remplacé par un déchet de la respiration, le dioxyde de carbone (CO2). Quand le taux de CO2 dans le sang devient trop important, des récepteurs du cerveau ordonnent de respirer. Un apnéiste chevronné encaissera mieux des quantités élevées de dioxyde de carbone sans être tenté d'ouvrir son gosier.

   Pour Erika Schagatay, il ne fait aucun doute qu'entre un expert restant 7 min sous l'eau et un débutant asphyxié au bout de 1 min 30 s, l'entraînement fait (presque) toute la différence. Une conviction acquise non seulement en laboratoire, en comparant les prouesses d'individus de toutes sortes, mais aussi en étudiant des populations semi-aquatiques. Les Ama, par exemple, ethnies de Corée et du Japon, vivent depuis 2 000 ans de la pêche de perles et de coquillages. Les Suku Laut d'Indonésie, eux, séjournent jusqu'à dix heures par jour dans l'eau salée. Les capacités de ces populations, qu'elles se transmettent de génération en génération, ne sont pas supérieures à celle des bons apnéistes occidentaux. Conclusion de la chercheuse: la génétique n'explique rien.

   En revanche, Erika Schagatay ignore encore s'il est possible d'améliorer, par l'entraînement, le potentiel de la rate. Cet organe, long comme la main, garde en réserve permanente 20 à 30 cl de sang. Votre point de côté en séance de footing ? C'est la rate quand elle affiche "trop plein". Or il a été démontré qu'en se vidant, sous l'action de muscles, elle fournit un rab d'oxygène qui améliore les performances en apnée. " Les plongeurs constatent qu'au bout de trois à quatre tentatives, cela devient plus facile, relève-t-elle. Cela correspond au temps nécessaire à la rate pour se contracter. " C'est peut-être elle, la véritable arme secrète des bons apnéistes.

   Pour les apnéistes qui s'aventurent dans le "no limit", la grande menace est la pression. En surface, un plongeur subit simplement celle de l'air, égale à 1 atmosphère. En apnée s'y ajoute celle de l'eau : 1 atmosphère tous les 10 m. À 160 m de fond, il règne donc une pression de 16 + 1 atmosphères. Cela veut dire qu'à cette profondeur chaque mètre carré reçoit la poussée des 160 tonnes liquides qui sont au-dessus de lui !

   Dès les premiers mètres, la pression s'exerce sur les tympans. Une seule issue pour éviter une terrible douleur : équilibrer. Autrement dit, injecter une partie de votre air précieux dans la trompe d'Eustache, ce canal qui unit le nez à l'oreille. Manoeuvre la plus simple : pincer ses narines et souffler par le nez. Un travail permanent, inévitable, à faire en douceur. Bien sûr, cet air-là, c'est de l'oxygène que vous ne pourrez respirer. Or, plus on descend, moins on peut équilibrer. À 150 m, la cage thoracique, l'abdomen, les poumons subissent une ahurissante compression. L'air inhalé au départ de la plongée tenait dans cinq grosses bouteilles d'eau minérale ; désormais il occupe le volume d'une canette de soda.  Résultat : faire monter de l'air des poumons jusqu'à la trompe d'Eustache devient très difficile.

    Par ailleurs, les vaisseaux pulmonaires subissent une double contrainte. Celle de l'eau, bien sûr, à l'extérieur. Mais aussi celle, interne, du "bloodshift ". En bon français, cela signifie que, contractées par la bradycardie réflexe, les veines des jambes ou des bras ont envoyé dans le haut du corps 20% de sang en plus. Forcément, ce surplus tend à les dilater. Quand les deux pressions se conjuguent trop fort, le sang fait irruption dans les poumons, et l'apnéiste crache rouge.

    Autre effet d'une pression intense : le risque de narcose. Au-delà de 40 m de profondeur, l'azote, gaz que nous rejetons intégralement à l'air libre, pénètre dans le sang. Résultat: une certaine ivresse chez le plongeur, qui peut le conduire à des maladresses. Perdre de vitales secondes, par exemple, à gonfler le ballon qui le remontera à l'air libre. Voire pire. " Je pense que les risques de narcose limiteront la profondeur à laquelle un humain peut descendre ", pronostique Philippe Afriat.

    La question est soulevée: celle des limites humaines. Tiennent-elles au phénomène de narcose ? à la rupture des vaisseaux pulmonaires ? au stade où l'air comprimé dans les poumons devient totalement inutilisable ? Jusqu'où peut-on descendre, se demandent chercheurs et plongeurs ? L'an dernier, la jeune française Audrey Mestre est décédée lors d'un record à -170 m, mais c'est moins la profondeur qu'une sécurité défaillante qui en est la cause. La barre des 200 m (un symbole) est-elle accessible ?

    Philippe Afriat et Erika Schagatay l'affirment d'une seule voix: " Nous sommes très près des limites". " J'estime qu'elles sont atteintes, affirme, pour sa part, le physiologiste Claes Lundgren, de l'université d'état de New York, à Buffalo. Tousser du sang, je pense que c'est une limite suffisante ". " L'être humain n'a pas été conçu pour les plongées profondes, rappelle Erika Schagatay. Mais il est vrai que la question des limites humaines ne règle pas celle des limites individuelles ". Façon de dire que tant qu'il y aura des records à battre, il y aura probablement des candidats pour le faire.

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(*) Pour être tout à fait précis, il faudrait parler de dioxygène, molécule de formule O2. 

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Sécurité d'abord

    Comment porter secours à un plongeur qui descend aussi loin sous l'eau ? À cette question, les deux fédérations de plongeurs en apnée donnent une réponse différente. L'IAFD (International Association of Free Divers), d'origine américaine, loge un plongeur de sécurité avec bouteilles au niveau de la profondeur à atteindre. Hélas, ce choix n'a pas permis de sauver la Française Audrey Mestre, décédée lors d'une tentative de record du monde à -170 m, le 12 octobre 2002, au large de la République Dominicaine. À cette profondeur, un plongeur aspire de ses bouteilles un mélange de gaz baptisé Trimix (oxygène, azote, hélium) qui le contraint, au-dessus de -90 m, à respecter des haltes régulières ‹les paliers de décompression‹ afin que des bulles ne se forment pas dans son sang. Autrement dit, si l'apnéiste perd connaissance par manque d'oxygène, le plongeur de sécurité est incapable de le remonter vite : cela s'est produit avec Audrey, que son mari, l'apnéiste Francisco Pipin Ferreras, a dû descendre chercher depuis la surface jusqu'à 90 m.  La jeune femme ayant passé plus de 8 min 30 s sous l'eau, elle n'a pu être ranimée. Voilà pourquoi l'AIDA (Association Internationale pour le Développement de l'Apnée), d'origine française, préfère expédier ses plongeurs de sécurité à mi-course. Si l'apnéiste, au fond, fait " un carton " (un évanouissement dans le jargon), les plongeurs gonflent deux ballons d'air qui remontent le corps inanimé à la surface en moins d'1min 30 s.    

    Pour celles et ceux qui ont bénéficié de cette méthode de sécurité, aucun accident ne s'est encore produit.

Publié dans greps

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